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Return to Equinoxes, Issue 10: Automne/Hiver 2007-2008
Article ©2008, Katie Rose Hillegass

Katie Rose Hillegass, New York University

Libertinage et Digression: Errances voluptueuses dans le  roman du XVIIIe siècle

   Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid ; c'est mon habitude d'aller sur les 5 heures du soir me promener au Palais-Royal.  C'est moi qu'on voit toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson.  Je m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de philosophie.  J'abandonne mon esprit à tout son libertinage.  Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage riant, à l'œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune.  Mes pensées, ce sont mes catins.  (Diderot 395)

Dans l'incipit du Neveu de Rameau, Diderot nous peint ainsi le célèbre tableau du "Moi" qui se livre aux dérives de sa pensée, en se reposant sur un banc public.  Le philosophe y savoure un état de volupté qui est voisin, selon sa comparaison, de celui des petits maîtres qui poursuivent leurs conquêtes dans les allées du Palais Royal, car il entame et délaisse ses sujets de réflexion avec le même empressement et détachement qu'un libertin séduit puis quitte ses maîtresses.  Quel est ce libertinage d'idées situé à mi-chemin entre l'activité de l'esprit et les aventures du corps ? 

Mieux encore, on peut se demander : (en oubliant pour un instant toute l'exaltation autour d'un manuscrit tardivement retrouvé et en prenant, si possible, un peu de recul avec l'effet délicieux de sa prose vive et imagée) qu'y a-t-il de sensuel, à proprement parler pour un bon père de famille, homme d'un certain âge, se reposant sur un banc public après une journée de travail, ruminant sur des questions de politique, de philosophie et d'esthétique (laissons de côté, pour l'instant, la question de l'amour) ?  Ce n'est pas la matière de sa réflexion qui mérite le nom de libertinage et ce n'est certainement pas non plus une participation active dans la galanterie de la Place Royale, qu'elle soit le lieu peuplé par la jeune aristocratie de Corneille ou celui des courtisans et petits-maîtres des années 1760.  Ce qui fait naître le sentiment délicieux dont parle le philosophe est plutôt le basculement d'une idée à l'autre, peu importent lesquelles, et le plaisir que suivre le fil de ses pensées et se laisser glisser doucement dans le désordre des associations1 procure. L'incipit de Diderot nous fait ressentir ce que toute personne qui a éprouvé le plaisir de vagabonder dans ses pensées comprend déjà intuitivement : que l'égarement du corps et l’errance de l'esprit sont liés de façon étroite et énigmatique.

Égarement du corps et errance de l'esprit donc : n'est-ce pas une autre manière de dire libertinage et digression ?  Nous comprenons "libertinage" d'abord dans le sens où  l'entendaient La Bruyère ou Richelet à la fin du XVIIe siècle : comme "dérèglement du cœur et de l'esprit" ou "dérèglement de vie, désordre." Ou encore, au sens radical de Sade, à la fin du XVIIIe siècle :

Le libertinage … est un égarement des sens qui suppose le brisement total de tous les freins, le plus souverain mépris pour tous les préjugés, le renversement total de tout culte, la plus profonde horreur pour toute espèce de morale.  (125)2

Mais, si nous commençons ainsi par examiner le libertinage au sens moral et sa propension à mener à la débauche, nous ne cherchons pas à sous-estimer l'évolution complexe du terme et son entrelacement continuel avec le sens qu’il prend pour les activités intellectuelles.  Sans vouloir en retracer les nuances déjà relevées par nombreuses études3 plus approfondies que la nôtre, nous nous attacherons particulièrement au résumé succinct de la polysémie du terme "libertin" que donne M. Delon :

Au tournant du XVIIe au XVIIIe siècle, les dictionnaires établissent un réseau d'équivalents lexicaux dans lequel libertin entre en série avec 1 : athée, impie, esprit fort ; 2 : voluptueux, débauché, crapuleux ; 3 : vagabond, bandit.  Une double tension inscrit le mot comme attitude intellectuelle et comme conduite sensuelle …. (29)

Quant au roman libertin, nous le comprenons, avec J. Rustin, R. Trousson et V. Van Crugten-André, au sens le plus large, comme genre instable et divers, se transformant tantôt en roman aristocratique ou roman philosophique, tantôt en roman érotique, voire roman pornographique.  Aussi changeant que le libertin lui-même, le roman libertin se métamorphose selon ses besoins et s'arme de la raison, de la galanterie, et de l'obscénité, selon son gré.

De l'autre côté, nous concevons la digression comme un développement quelconque dans un discours oral ou écrit qui s'écarte du sujet principal pour en traiter un autre moins central.  Telle est, à quelques nuances de près, la définition que l'on trouve dans les dictionnaires du XVIIIe siècle comme de nous jours, le mot ayant moins changé pendant cette période que "libertinage".  C'est une définition qui se remarque à la fois pour sa négativité et sa relativité : négativité dans le sens où la définition consiste à dire ce que la digression n'est pas, c'est-à-dire le sujet principal; et relativité dans le sens où la digression existe, par définition, en rapport à cette chose qu'elle n'est pas.  Nous verrons également qu'à ces dimensions de négativité et de relativité, s'ajoute celle de la subjectivité, car la digressivité4 est une pratique qui se signale comme telle selon la perspective du récepteur du discours digressif.  Ainsi, ce qui est hors-sujet d'une certaine perspective, ne l'est pas toujours d'une autre.

La digressivité romanesque du XVIIIe siècle, quoique beaucoup moins étudiée que le libertinage romanesque, n'en est pas moins répandue, et l'on trouve une pratique digressive chez nombreux auteurs importants de la période : Marivaux, Diderot et Rousseau (et pour la littérature d'outre-manche, Sterne, Fielding, Swift, etc.).  L'origine de cette pratique dans la littérature française remonte au moins à la Renaissance, avec Rabelais ainsi que Montaigne et ses Essais, le relais étant pris au XVIIe siècle par les romanciers tels que Furetière, Scarron et Sorel.  Il est même probable que l’origine de la pratique systématique de la digression remonte aussi loin qu'au Moyen Âge, chez certains auteurs comme Jean de Meun qui en aurait lui-même hérité directement de l'Antiquité, où la digression était, par intervalles, privilégiée d'une place légitime dans l'art oratoire.5

 

Partage et travestissement

Pour comprendre les raisons du lien étroit entre deux phénomènes qui peuvent paraître assez distincts au premier abord, il faut considérer le libre échange du langage descriptif entre libertinage et digression.  Car il existe entre les deux termes un partage significatif des termes descriptifs, une sorte de travestissement d'adjectifs et d'adverbes qui signale une identification fondamentale.  Ainsi la digression prend souvent les allures du libertinage tandis que le libertinage prend à son tour celles de la digression. D'un côté, la digression est voluptueuse, corrompue, luxurieuse et pleine de vices, pendant que le libertinage est le plus souvent caractérisé d'égarement, d'écart, de déviation et d'errance.


Libido

Au-delà de ce commerce simple de termes descriptifs, la digression a ceci de commun avec le libertinage romanesque : elle se présente sous le signe du plaisir. Si le libertin est sans cesse à l'affût du plaisir de satisfaire sa volonté avec son corps (et le corps de l'autre), l'objet des délices de l'auteur digressioniste est de satisfaire sa volonté avec son texte.  L'un prend son plaisir en transgressant les bienséances de la société, l'autre en transgressant ceux de la rhétorique. 
Comme le libertinage, la digression est surtout une question de goût.  Ainsi dans La Vie de Marianne—roman qui frôle sans cesse le libertinage tout en refusant à l'histoire de l'orpheline abandonnée un dénouement libertin—les digressions, en forme des "réflexions" de Marianne, sont motivées par le plaisir.  Si la jeune protagoniste défend fièrement sa vertu, la narratrice qu'elle devient ne résiste aucunement aux plaisirs de la digression, les prolongeant selon le goût qu'elle y prend :  "Elle ne s'est refusée aucune des réflexions qui lui sont venues sur les accidents de sa vie; ses réflexions sont quelquefois courtes, quelquefois longues, suivant le goût qu'elle y a pris" (Marivaux 5).

Chez Marianne, la digression est donc exprimée en termes de désir.  En faisant des réflexions, elle suit son goût naturel : elle veut en faire, elle en a parfois même grande envie,comme dans le commentaire suivant (situé dans une digression sur l'obligation) :

Me voilà au bout de ma réflexionJ'aurais pourtant grande envie d'y ajouter encore quelques mots, pour la rendre complète.  Le voulez-vous bien?  Oui, je vous en prie.  Heureusement que mon défaut là-dessus n'a rien de nouveau pour vous.  Je suis insupportable avec mes réflexions, vous le savez bien.  Souffrez donc encore celle-ci qui n'est qu'une petite suite de l'autre; après quoi je vous assure que je n'en ferai plus, ou si par hasard, il m'en échappe quelqu'une, je vous promets qu'elle n'aura pas plus de trois lignes, et j'aurai soin de les compter.  Voici donc ce que je voulais vous dire.  (Marivaux 221)

De même, le narrateur de Jacques le fataliste revendique le droit (parfois tyrannique) de diriger son récit selon son plaisir.  Il veut pouvoir s'écarter du fil de la narration à son gré, que ce soit avec les récits censés être principaux (notamment, l'histoire des amours de Jacques, promise depuis le début du roman) qu’avec des récits plus secondaires. Cette envie tombe plus ou moins en désaccord avec celle du lecteur fictif, qui veut entendre tantôt les amours de Jacques, tantôt un autre récit (et dont la lecture pas toujours suivie que représente le narrateur est un bon exemple de ce qui peut être qualifié de "lecture digressive").  Enfin, pour le narrateur, la digression est une fantaisie qu'il s'autorise ou qu'il hésite du moins à s'autoriser :
Je vous entends, vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions rejoindre nos deux voyageurs.  Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n'est pas poli; dites les amours de Jacques; ne dites pas les amours de Jacques; je veux que vous me parliez de Gousse; j'en ai assez.  Il faut sans doute que j'aille quelquefois à votre fantaisie, mais il faut que j'aille quelquefois à la mienne .... (Diderot 718)

Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s’il me prenait en fantaisie de vous désespérer !  (675)

Autre exemple, plus extrême encore : les envies digressives de Tristram Shandy, dont la digression constitue, pour ainsi dire, l'élan vital du roman, ce qui l'échauffe et l'anime :

Digressions, incontestably, are the sun-shine; --they are the life, the soul of reading;---take them out of this book for instance, --you might as well take the book along with them; -one cold eternal winter would reign in every page of it ; restore them to the writer;-----he steps forth like a bridegroom,-bids All hail ; brings in variety, and forbids the appetite to fail.  (Sterne 64)6

La digression étant donc la source principale des agréments du roman, Tristram parle sans vergogne de son inépuisable appétit digressif :"I have a strong propensity in me to begin this chapter very nonsensically, and I will not balk my fancy"  (Sterne 64).7

Par ailleurs, la digression annoncée du chapitre, n'est autre qu'une réflexion sur cette même question d'inclination et plus précisément, sur comment saisir la véritable nature fantaisiste de l'homme.  C'est un passage qui remplit la fonction d'introduction (tout en se voulant digressive) à la description du "hobby-horse" ou "califourchon" de l'Oncle Tobie, mais qui concerne également le « califourchon du narrateur », c'est-à-dire la digression.  Selon ce dernier, l'entreprise de voir au fond de l'homme est rendue difficile par le fait que "nos esprits ne brillent point à travers nos corps"8 (118) et que l'homme cache le plus souvent ses inclinations.  Mais la difficulté serait surmontée, rêve-t-il, si on pouvait seulement munir les hommes d'une petite vitrine donnant sur leurs intérieures (l'idée du philosophe Momus).  L’observateur aurait alors l’heureuse facilité "to have taken a chair and gone softly, as you would go to a dioptrical bee-hivem and look’d in,--view’d the soul stark naked; observ’d all her motions"  (65)9

Et que verrait-il, cet explorateur des profondeurs ténébreuses de l'homme ?  Il verrait la source de tout l'ensemble des caprices de l'homme, libertinage et digressions, voluptés et écarts dans toute leur diversité : "[A]ll her motions,-her machinations;-traced all her maggots from their first engendering to their crawling forth;---watched her loose in her frisks, her gambols, her capricios …" (65).10

 

Enfin, Sterne nous le montre : la question de digression comme désir textuel est intimement liée à celle du désir sexuel.  Les discours réflexifs des romans digressionistes représentent la pulsion digressive sur diverses modes—envie, goût, fantaisie, califourchon—mais la référence constante, plus ou moins voilée, reste la libido sexuelle. 

Transgression

Si la digression romanesque ressemble aux "dérèglements" libertins de par sa dimension libidineuse, elle s’en rapproche encore plus de par sa dimension transgressive.  Car, faire sa volonté d'un texte, comme un corps, ne correspond pas toujours aux bienséances, et de même que le libertinage n'adhère pas à certaines règles d'ordre moral, la digression n'adhère pas à certaines autres, d'ordre rhétorique.  Elle se mutine contre la notion de l'économie textuelle, contre le traitement méthodique et unie d'un sujet principal, contre la concision et la pertinence, tout comme le libertinage se révolte contre les institutions et les valeurs sociales et religieuses.

Ainsi il n'est pas étonnant que le discours réflexif qui entoure la digression ressemble souvent aux discours religieux et moraux sur le pêché.  Pour revenir à l'exemple de Marianne, Marivaux rapproche la digressivité de sa protagoniste à un acte de pécheur, une "faiblesse" tant morale que discursive.  Entraînée insensiblement par ce goût coupable, Marianne se repent (quoique sur un ton badin) et exprime la honte pour des actes qu'elle a commis par orgueil et par plaisir :  "Mais reprenons vite mon récit; je suis toute honteuse du raisonnement que je viens de faire, et j'étais toute glorieuse en le faisant : vous verrez que j'y prendrai goût ; car dans tout il n'y a dit-on, que le premier pas qui coûte"  (Marivaux 22).

Pour le digressioniste sternien aussi, la digression prend la valeur de transgression morale.  Car l'auteur qui ne s'engage pas dans des digressions superflues, qui observe respectueusement l'économie textuelle, est un modèle de droiture morale, un exemple de vertu.  Ainsi, la "faute" discursive qu'est la digression se transforme, par le truchement du langage ludique et ironisant, en "faute" morale.   Quant à Tristram Shandy, s'il est capable de grands écarts condamnables—"mes propres détours illicites par des chemins buissonniers" selon ses propres aveux (Sterne 657)—il est également capable de grands efforts visant à le ramener dans la ligne droite, ce que l'on peut constater dans le passage suivant qui accompagne le célèbre insertion graphique de zigzags à la fin du sixième volume du roman :

If I mend at this rate, it is not impossible--by the god leave of his grace of Benevento’s devils--but I may arrive heareafter at the excellency of going on even thus;
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which is a line drawn as straight as I could draw it , by a writing-master’s ruler, (borrowed for that purpose) turning neither to the right hand or to the left.
   This right line,-the path-way for Christians to walk in! say divines-
--The emblem of moral rectitude! says Cicero¾   (426)11

Par ailleurs, les déviations de la "rectitude morale" en digression sont jugées (voire appréciées) de la même manière que celles du libertinage : par la confession.   Tout comme les délits sensuels s'accompagnent souvent de l'aveu dans le roman libertin (dont les confessions sont le plus souvent motivées par le plaisir du voyeurisme que par le souhait d'absolution censé être le seul but de la confession ecclésiastique), la digression se confesse avec enthousiasme et exactitude.  Cette signalisation de la "faute" digressive a longtemps laissé perplexes les chercheurs sur le sujet : pourquoi les digressionistes s'attachent-ils tant à l'aveu de leurs propres digressions ?  Pourquoi répètent-ils sans cesse l'affirmation "je digresse" ?  En d'autres termes, quelle est cette étrange cérémonie consistant à, non seulement faire, mais également à dire la digression ?  Les réflexions de Randa Sabry s'attardent sur ce que le problème a d'irréductible et d'énigmatique :

Nous partons d'une hypothèse simple : est digression ce qui se signale comme tel.  Si l'on fait la part de la tautologie, reste irréductible, la présence d'une signalisation.  La digression ne se laisse en effet saisir que dans l'exubérance de son auto-désignation.  ... D'où une première impression de facilité (l'excursus s'exhibe, et se déclarant par de multiples marques nous épargne tout travail d'exploration.  Seul reste énigmatique, à la limite, le pourquoi de cette profusion de signaux). (191)

La perspective du libertinage nous apporte une réponse à cette énigme.  Car, le roman libertin se caractérise par obsession similaire à affirmer ses transgressions.  Si le plaisir de la transgression est fort pour le libertin, le plaisir de l'aveu—avec tout ce qu'il renferme de voyeurisme et d'exhibitionnisme—souvent le surpasse.  Le plaisir de dire ses fautes (et de les entendre dire) est un topos important dans la littérature libertine, que ce soit à travers la perversion de la confession catholique ou par les aveux moins dévots et plus ouvertement piquants des libertins affirmés. 

On peut argumenter que le cérémonial digressif de se dire n'est donc qu'une autre appropriation du libertinage.  Puisque la digression s'exprime déjà sous le signe du plaisir, puisqu'elle représente également des transgressions et écarts moraux, puisqu'elle opère enfin un libertinage de l'ordre textuel, ne serait-il pas naturel qu'elle adopte aussi la pratique confessionnelle de son modèle libertin ?  Si le philosophe du Palais Royal prend du plaisir avec ses pensées-catins, n'est-ce pas le comble de ses plaisirs que d'avouer ensuite son libertinage d'idées dans un délicieux incipit ? 

Conversation

Mais si le roman digressif adopte les excès de la parole libertine, il se pare également de ses raffinements, parmi lesquels la conversation figure au premier rang.  Libertins et digressionistes trouvent un intérêt similaire aux charmes de la conversation et à ses possibilités d'ambiguïté et d'abandon.  Selon P. Wald Lasowski, les libertins de Crébillon, par exemple, détournent la conversation à leur profit, comme une activité qui, en servant au libertinage, finit par s'y confondre :

On connaît le talent de Crébillon à représenter les scènes les plus intenses avec les mots qui font tout passer.  Ses libertins satisfont comtesses et marquises saisies par le démon de la "conversation".  La métaphore fait ses preuves.  Le même mot convient au salon, et au boudoir.  Le libertin ne cesse de "converser", la conversation tient lieu de libertinage. (XXXIX)

De même, l'écriture fluide et preste de l'œuvre digressive est souvent rapprochée des dérives de la conversation. Marianne, par exemple, écrit comme elle parle :

[Marianne], en contant ses aventures, s'imagine être avec son amie, lui parler l'entretenir, lui répondre; et dans cet esprit-là, mêle indistinctement les faits qu'elle raconte aux réflexions qui lui viennent à propos de ces faits ... Figurez vous qu'elle n'écrit point, mais qu'elle parle.  ( Marivaux56)

Et chez Diderot, maître du dialogue, la digression est assimilée à une conversation qui se tient entre narrateur et lecteur dans les coulisses du roman :  "Lecteur, causons ensemble jusqu'à ce qu'ils se soient rejoints" (83).

Mieux encore, Sterne déclare que la conversation etl'écriture—sous-entendant d'ailleurs ici que le lecteur comprendra l'écriture digressive—vont de pair : "Writing, when properly managed, (as you may be sure I think mine is) is but a different name for conversation"(96).12

La conversation digressioniste est surtout errante.  Elle est douée d’une inconstance qui caractérise à la fois les "propos confus et sans suite" des petits-maîtres et le libertinage d'idées de la conversation intériorisée du philosophe du Neveu de Rameau : l'incapacité à se fixer sur un seul sujet ou bien le penchant à en entretenir plusieurs.  Les liens entre ce genre d'inconstance discursive et l'inconstance affective et physique du libertinage sont manifestes : tandis que le libertin se caractérise par son papillonnage entre maîtresses ou amants, le digressioniste, lui, s'engage dans un papillonnage similaire, mais cette fois, entre sujets. Cette inconstance se manifeste par rapport à deux genres de l'exclusivité exigés: d'un côté, par la société, sous la forme de la monogamie, et de l'autre, par la rhétorique et la critique littéraire sous la forme de l'unité du sujet.  Ainsi, le digressioniste est tout aussi peu enclin à s'attacher à un seul sujet le long de son roman, que le libertin ne l’est de se lier à une seule personne tout au long de sa carrière : leur désir commun est la diversité récoltée dans l’errance, diversité de discours tout comme de plaisirs.

Enfin, de la perspective du libertinage, on comprend mieux les raisons du lien entre plaisirs érotiques et digressifs.  Car le libertin ne fait pas de distinction entre ses  divers plaisirs; il les collectionne peut-être, mais sans les classer systématiquement (à l'exception de Sade), sans vouloir les contenir dans des genres rigides en fonction de  leur moralité, leur durée ou de leur contexte.  Si la transgression physique ou morale font plaisir, pourquoi ne pas l'essayer sur le plan religieux ou rhétorique ?  Si on se lasse d'un sujet, pourquoi ne pas retrouver le plaisir en passant aussitôt à un autre ?  C’est bien cela qui fait que la polyvalence du libertin—athée, vagabond, voluptueux—sied si bien à la digression. 
Comment comprendre autrement l'énigme d'une errance qui se veut à la fois transgression, jouissance, et jeu ?


Katie Rose Hillegass is doctoral candidate in the French Department at NYU.  Her research interests include the 18th century novel in France and literary digression.


 

Notes

1Voire la description plus "chaste" que Locke fait de ce plaisir au début de son Essai sur l'entendement humain :
Ainsi, celui qui s'est élevé au-dessus des Dons de Charité, et qui, ne se contentant pas de vivre oisivement de miettes d'Opinions quémandées, envoie ses propres Pensées à travailler, pour chercher et suivre la Vérité, ne manquerait pas (quoiqu'il en débuche) d'avoir la Satisfaction du Chasseur ; chaque instant de sa Poursuite, sera compensé avec quelque Douceur; et il aura Raison à penser son temps pas désavantageusement passé, même quand il ne peut pas vanter de grand Profit.
Cela est, Lecteur, le Divertissement de ceux, qui laissent en liberté leurs propres Pensées, et les suivent par l'écrit  ...  (Locke 6)
Ou encore celle de Rousseau, quoiqu'il ne cherche pas directement à rapprocher le vagabondage d'esprit des rêveries aux plaisirs érotiques du libertinage :
[D]urant ces égarements mon âme erre et plane dans l'univers sur les ailes de l'imagination dans des extases qui surpassent toute autre jouissance.  (Rousseau 1062)

[J]e me laissois aller et dériver lentement au gré de l'eau quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissoient pas d'être à mon grè cent fois préférables à tout ce que j'avois trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie.  (Rousseau 1044)

 

2 Dans les Oeuvres complètes du marquis de Sade, cité par Bernier, p. 30.

3 Entre autres, les recherches de Valérie Van Crugten-André, Patrick Wald Lasowski, Michèle Bokobza-Kahan, Marc André Bernier, Michel Delon.

4 Nous adoptons ce terme de R. Sabry.

5 Par Hermogène chez les rhéteurs grecs et par Cicéron et Quintilien chez les rhéteurs latins.

6 Traduction en français :
Les digressions, sans conteste possible, les digressions sont la Lumière : leur Soleil illumine nos lignes; ---elles sont la vie et l'âme de la lecture;---retirez-les par exemple de ce livre, ---autant vaudrait mettre le livre au rebut avec elles; ­---le froid d'un éternel hiver régnerait à chaque page; restituez-les à l'auteur : ---il s'avance avec l'entrain d'un nouveau marié, vous ouvre les bras, met tout son monde à l'aise, se conjoint avec tous, introduit de la variété dans tout, vous rouvre un appétit qui s'émousse.  (Sterne 115)

7 "J'ai une furieuse envie de commencer ce chapitre par une pure billevesée, et je ne vais point m'en priver" (Sterne 116).

8  "Our minds shine not through the body … " (Sterne 65).

9   "de prendre un fauteuil et d'aller discrètement s'y caler face à la poitrine vitrée de notre homme pour pouvoir guetter tout ce qui se passe à l'intérieur  ..." (Sterne 116)

10 Qui occuperait ce poste d'observation idéal pourrait ainsi surprendre l'âme de cet homme dans le plus simple appareil, et continuant de contempler sans gêne cette beauté nue comme un ver,--observer tous ses mouvements,-noter ses mécanismes apparents, percer les secrets de sa machinerie, déjouer ses machinations,--voir naître ses vers-coquins, suivre pas à pas la genèse de ses turlutaines, assister à la formation de ses papillons, et autres petites lubies butinantes et frivoles, de la génération de la larve au premiers rampements de la chenille,--épier ses trémoussements, ses ébats, ses frétillements de ribaude déchaînée, ses capriciosos les plus capricants;  ...  toutes les frétillades, folâtries, et autres fredaines à quoi la belle est sujette.  (Sterne 116)

11 Si je m'améliore à ce train, il n'est pas impossible--avec la permission des démons de Monseigneur Benevento--que je parvienne même par la suite, en chemin faisant, au sommet de perfection que voici :
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ligne que j'ai tracée aussi droite que possible à l'aide de la règle d'un maître d'écriture (empruntée à cet effet), et qui ne dévie ni à droite ni à gauche.
     Cette fameuse ligne droite,--ce sentier que doit emprunter tout chrétien ! disent les théologiens--
    Cet emblème de la rectitude morale ! dit Cicéron--(Sterne 657)

12 "Écrire un livre, pour qui sait bien s'y prendre (ce qui est, je crois, mon cas avec le mien, comme vous pouvez le constater vous-même) ne diffère en rien de tenir une conversation"   (Sterne168).

Bibliographie


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_______.  Les égarements du coeur et de l'esprit. éd. Paris: Folio, 1977.

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Foucault, M.  Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir. Paris: Collection Tel, Gallimard, 1976.

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Marivaux.  La vie de Marianne ou les aventures de Madame la Comtesse de ***. Ed. F. Deloffre. Paris: Classiques Garnier, Bordas, 1990.

Sabry, R.  Stratégies discursives: digression, transition, suspens. Paris: Editions de l’Ecole des hautres études en sciences sociales, 1992.

Sade. Œuvres. Ed. M. Delon. Paris: Pléaide, Gallimard, 1990.

Sterne, L. La Vie et les opinions de Tristram Shandy, Gentilhomme. Trad. G. Jouvet. Auch, France: Tristram, 2004.

Van Crugten-André.  Le roman du libertinage, 1782-1815 : redécouverte et réhabilitation. Paris: H. Champion, 1997.